1 – Au-delà de la (non) rencontre, avec Emanuelle Dufour

1 – Au-delà de la (non) rencontre, avec Emanuelle Dufour

Oser s'en parler
Oser s'en parler
1 - Au-delà de la (non) rencontre, avec Emanuelle Dufour
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Résumé

Malaise – c’est le mot qui décrit la réaction quasi-instantanée de la majorité des Québécois et Canadiens quand il en vient à parler de la relation entre allochtones et Autochtones. Dans sa bande dessinée évolutive et participative "C'est le Québec qui est né dans mon pays!" - Carnet de rencontres, d'Ani Kuni à Kiuna (2021), Emanuelle Dufour explore le phénomène de (non)rencontre entre les Peuples autochtones et non-autochtones. En sa compagnie, on parle de ce malaise allochtone, des façons de le surmonter et de se responsabiliser individuellement et collectivement.

Transcription de la narration

Malaise – c’est le mot qui me vient en tête pour décrire la réaction quasi-instantanée de la majorité des Québécois et Canadiens quand il en vient à parler de la relation entre allochtones et Autochtones. Malaise parce que tout de suite, un flot de préjugés rempli notre cerveau. Malaise parce qu’on se rend compte qu’on en connaît très peu sur ceux aux ancêtres qui occupaient ce territoire avant les nôtres. Malaise parce qu’on sait que quelque chose cloche. Malaise parce que plus on se penche sur notre histoire et notre présent, plus on se rend compte que nos mythes et nos narratifs nationaux, ceux qu’on apprend en famille et à l’école, cachent les réalités sombres de dépossession, d’assimilation et de violence coloniale.

Pis je balance des grands mots en introduction. Violence coloniale. Dépossession. Préjugés. Mais c’est le pays dans lequel on vit. Pis il faut Oser s’en parler pour aller au-delà de notre ignorance, ou de nos haut-le-cœur quand on apprend que des tragédies se passent encore, de nos jours et de manière récurrente,  dans nos communautés.

J’ai lu il y a quelques années que l’expression la plus haute du privilège blanc, c’est d’avoir le soi-disant « fardeau » d’apprendre c’est quoi le racisme. Parce que, si tu dois t’éduquer là-dessus, c’est parce que tu as l’avantage de ne jamais l’avoir vécu. Dans le fond, le privilège, c’est d’ignorer les façons dont on bénéficie d’un système qui en opprime d’autres. Et là-dessus, les mots d’Ijeoma Oluo, écrivaine Américo-Nigérienne, me reviennent souvent en tête :

« Aux Blancs : Je ne veux pas que vous me compreniez mieux. Je veux que vous vous compreniez mieux vous-même. Votre survie n’a jamais dépendu de votre connaissance de la culture blanche. Au contraire, votre survie dépend de votre ignorance de celle-ci »

Le Canada a été fondé sur des principes d’exclusion basés sur la race. Et dans la préface du livre Décoloniser le Canada, d’Arthur Manuel et du Grand Chef Ron Derrickson, Alexandre Bacon l’écrit si bien : « Rares sont les Canadiens qui saisissent l’ampleur des moyens déployés par l’État canadien au cours des deux derniers siècles pour effacer toute trace des Premiers Peuples au pays. »

En février dernier, j’ai rencontré Emanuelle Dufour, doctorante Québécoise, qui dans le cadre de sa démarche de recherche-création doctorale, travaille sur un projet de BD qui s’appelle « Des histoires à raconter: d'Ani Kuni à Kiuna ». Elle y explore le phénomène de (non)rencontre entre les Peuples autochtones et non-autochtones et s’intéresse à l’histoire de leur éducation institutionnelle, en collaboration avec une quarantaine d'Autochtones et de non-Autochtones. Je me suis dit que ce serait l’occasion idéale de parler de ce malaise allochtone, et des façons de le surmonter et de se responsabiliser individuellement et collectivement. Notre rencontre s’est passée pendant la vague de solidarité aux chefs héréditaires Wet’suwet’en et de leurs revendications territoriales face à la construction d’un pipeline sur leurs territoires traditionnels non cédés.

Sur ce, je vous laisse en notre compagnie - j'espère que certains éléments de notre conversation sauront résonner avec vous ou nourrir votre réflexion.

[Rencontre, audio]

Collaborer respectueusement; deux mots qui résument le questionnement central qui continue de m'habiter alors que je concrétise ce projet.

Même si j'avais accumulé plusieurs enseignements antiracistes et décoloniaux à travers les années, je n'avais pas de réseau dans lequel puiser quand j'ai commencé ce projet. J'étais assez engagée pour entendre des dizaines de personnes autochtones et autres personnes marginalisées dénoncer le poids qu'ils doivent porter à éduquer d'autres sur les injustices qu'ils vivent, mais pas assez pour avoir créé des liens de confiance avec eux. Je me suis souvent dit que j'étais pas la personne la mieux placée pour me lancer dans ce projet, mais en même temps, je savais qu'en tant qu'allochtone, je devais aider à porter le fardeau de sensibiliser les gens de mes communautés.

C'est un casse-tête méthodologique et d'éthique - et la peur de blesser ou d'être inadéquate est omniprésente - pas juste chez moi, mais chez beaucoup d'allochtones qui prennent conscience qu'ils doivent agir pour défier le statut quo.

Ma vigilance aiguë, je l'appelle "humilité", mais comme on en parlera à travers cette série, c'est une tâche qui nous incombe à nous, les allochtones, de défaire des habitudes qui nous ont été inculquées - que ce soit de parler au nom de l'autre, de minimiser la souffrance des autres, de croire que l'intention est plus importante que les résultats sur des sujets aussi fondamentaux que l'antiracisme. Cette "humilité", c'est de surveiller la façon dont je positionne ce projet - et la façon dont je me positionne, en tant que citoyenne, dans ma société tous les jours. C'est quelque chose que certains nomment 'être un bon allié'.

Je voulais aborder tout ça avec Emanuelle, en commençant avec ce que j'appelle le "paradoxe québécois". Ça, c'est le fait qu'en tant que francophones, on a une double expérience: celle du colon et celle du colonisé.

D'un côté, on a celle du colonisé, avec l'oppression, la marginalisation et l'aliénation que les Québécois, mais aussi les francophones de différentes communautés à travers le Canada ont vécu à travers l'histoire et encore aujourd'hui. Le combat pour assurer la vitalité de nos communautés et la survie des variétés de langues françaises au pays est réelle.

Mais de l'autre côté, on a celle du colonisateur - non seulement avec l'histoire de la Nouvelle-France, mais parce qu'encore aujourd'hui, au Québec, seul notre mode de gouvernance et nos lois sont considérées "légitimes", sur un territoire qui pour la majorité n'a jamais été ni conquis, ni cédé.

Cette superposition, je crois, est très caractéristique de notre société - et je pense qu'on doit l'analyser en profondeur, chacun de nous, pour entamer une réelle réflexion collective.

J’ai écrit quelque chose en octobre dernier là-dessus à la suite de la mort de Joyce Echaquan, femme et mère Atikamekw, par négligence et par racisme flagrant à l’hôpital de Joliette. Je me demandais, si y’a un peuple qui devrait comprendre l’oppression systémique, c’est bien le peuple québécois, au 50e anniversaire de la crise d’Octobre. Non?

[Rencontre, audio]

Emanuelle a raison, tout est souvent une question de perspective, et je pense que c’est en ouvrant nos esprits et en approchant les sujets « chauds » avec modestie et non pas sur la défensive (qui est parfois elle-même agressive) qu’on peut évoluer. Avant de la quitter, je voulais boucler la boucle et demander à Emanuelle de ce qu’elle souhaitait que sa bande dessinée ait comme effet chez ceux qui la liraient.

[Rencontre, audio]

En juillet, on a reçu l’excellente nouvelle que la bande dessinée Des histoires à raconter: 'D'Ani Kuni à Kiuna' sera publiée par les éditions Ecosociété et sera disponible formats imprimé et digital dès l'hiver 2021. Ce projet n’aurait pas été possible sans la collaboration de plus de quarante intervenants, Autochtones et allochtones. Retrouvez leurs noms et plus d’information sur le projet sur la page web de l’épisode à osersenparler.ca. Suivez la page Facebook « Des histoires à raconter: d'Ani Kuni à Kiuna » pour suivre l’évolution du projet, et rendez-vous sur emanuelledufour.com pour découvrir les projets créatifs d’Emanuelle.

Comme d’habitude, les différentes références abordées aujourd’hui se trouvent aussi sous sur la page web de l’épisode. N’hésitez-pas à nous écrire et nous suivre, on publie un épisode par semaine!

Références

2:00 – Ijeoma  Oluo, citée en p.51 de White Fragility (2018), un livre de Robin DiAngelo.

2:25 - Alexandre Bacon, préface de Décoloniser le Canada: 50 ans de militantisme autochtone (2018), un livre d'Arthur Manuel.

3:00 – Le projet de recherche-création d’Emanuelle Dufou, Des histoires à raconter, d’Ani Kuni à Kiuna

6 :55 – Les racine éducationnelles de l’indifférence (2013) par Emanuelle Dufour

9 :15 – Terra Nullius signifie « territoire sans maître ». Les explorateurs européens ont rapidement décrété avoir découvert de nouveaux territoires, sans prendre en considération la souveraineté inhérente préexistante des peuples autochtones de l'île de la Grande Tortue (Amérique du Nord). C'est ce qu'on appelle la "doctrine de la découverte", une doctrine raciste affirmant la supériorité de la "race" blanche, européenne et de religion catholique. Les présupposés racistes et les répercussions de ces doctrines subsistent encore aujourd'hui dans des aspects des lois et des politiques canadiennes.

Je vous mets en lien un document d'information publié par l'Assemblée des Premières Nations qui s'appelle "Abolir la doctrine de la découverte" (2018), mais il existe beaucoup de contenu là-dessus.

9:40 – Massacres de chiens de l’Arctique par les autorités et la GRC (1950-60) :

9:40 – Déportations des Inuits sur les terres hostiles du Haut Arctique dans les années 1950 pour réaffirmer la souveraineté canadienne dans l’Arctique pendant la Guerre Froide :

12:00 – Crise d'Oka ou Siège de Kanehsatà:ke, 1990

12:35 – Kanehsatake, 270 ans de résistance (1993), un documentaire phare et acclamé par la réalisatrice Alanis Obomsawin qui a passé 78 jours derrière les barricades kanien'kéhaka pour filmer l'affrontement armé entre les manifestants, la Sûreté du Québec et l'armée canadienne.

12:45 – Espaces Autochtones

14:50 - Irihapeti Merenia Ramsden, infirmière, éducatrice et écrivaine maorie, Cultural Safety and Nursing Education in Aotearoa and Te Waipounamu (2002).

15:40 – Rapport de la Commission de Vérité et Réconciliation (2015)

17:40 – La sécurité culturelle en tant que moteur de réussite postsecondaire: Enquête auprès d'étudiants autochtones de l'Institution Kiuna et des espaces adaptés au sein des établissements postsecondaires allochtones (2015), mémoire de maîtrise d’Emanuelle Dufour,

18:25 – Ressources suggérées par Oser s’en parler

21 :50 – la mort violente et documentée de Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette a provoqué une prise de conscience sociale au Québec que les choses n’allaient, et que, comme la Commission Viens avait conclu l’année précédente, les Autochtones vivaient du racisme et de la discrimination dans les services publics. Lisez-en plus ici.

22:00 – Racisme systémique au Québec: le vase déborde (2020), une opinion écrite par Charlotte Côté

24:10 – Du Collège Manitou de La Macaza à l'Institution Kiuna d'Odanak : la genèse des établissements postsecondaires par et pour les Premières Nations au Québec (2017) par Emanuelle Dufour

25:50 – La chronique de Judith Lussier, Premières Nations: notre inconfort ne fait pas le poids (2020) peut donner un peu plus de contexte à nos commentaires

26:00 – Contexte de la « crise » de Wet’suwet’en par l’artiste Choloula (Cholé Germain-Thérien) : Pourquoi les Première Nations bloquent-elles les chemins de fer? Et pourquoi c’est important. (2020)

29:00 – Lettre ouverte : Odeiwin, la réplique à Ariane Mnouchkine (2018)

32:15 – Décoloniser le Canada: 50 ans de militantisme autochtone (2018), un livre d'Arthur Manuel.

32:35 – The 500 Years of Resistance Comic Book (2010), une bande-dessinée par Gord Hill. Retrouvez aussi une brochure gratuite en français sur le même thème

34:00 – Un peu de contexte sur mon commentaire : Le Premier ministre Justin Trudeau pendant les manifestations en solidarité avec les chefs héréditaires Wet’suwet’en, affirmait que l’on devait « respecter la règle de droit ». Mais comme l’écrit Pam Palmater, avocate mi’kmaq et professeure : «Il s’agit du droit de ceux qui font les règles et non de la règle de droit».

38:00 – La liste des collaborateurs de la bande-dessinée évolutive "C'est le Québec qui est né dans mon pays!" - Carnet de rencontres, d'Ani Kuni à Kiuna (ceci est le titre de la BD à sa publication):

Michèle Audette, Terry Awashish, Kim Angatookalook etTristan André-Angatookalook , Eve Bastien, Lise Bastien, Louis-Xavier Bérubé, Jimmy Bossum, Marie-Eve Bordeleau, Marie-Pierre Bousquet, Sébastien Brodeur-Girard, Diane Cantin, Mikayla Cartwright, Kakwiranó:ron Cook, Emma Cucho Antonio, Guillaume Dufour, Léa Lefevre Radelli, Ellen Gabriel, Julie Gauthier, Claude Hamelin, Prudence Hannis, Bernard Hervieux, Sarah  Hornblow, Paige Isaac, Marcel Lalo, Jacques Kurtness, Pierre Lepage, Monica Lopez, Lou Maika, Anna Mapachee, Lucie Martin, Pierre Martineau, Rita Mestokosho, Uapukun Mestokosho, Melissa Mollen Dupuis, Caroline Nepton Hotte, Jennifer O’Bomsawin, Annick Ottawa, Ghislain Picard,  Murray Sinclair, Geneviève Sioui, Louis-Karl Sioui-Picard, Martin Strauss, Myriam Thirnish, Pamela Toulouse Rose, Jacques Viens, Florent Vollant, Stanley Vollant, Jesse Wente et plusieurs autres.

À propos du balado

Oser s'en parler est un balado indépendant où on essaie de déconstruire le malaise et l'inertie allochtones et élever des voix autochtones. Ça peut être extrêmement confrontant de se pencher sur les façons dont on contribue, sans le savoir, à l'oppression de ceux qui habitent sur le même territoire que nous. Mais c'est justement pour ça qu'il faut se parler sincèrement entre "Blancs/ colons/ Canadiens", procéder à des introspections personnelle et collective, et changer nos comportements. Parce que le changement dit "systémique" ne se passera que si chacun de nous s'y met.

Trames sonores de cet épisode:

  • Kirkus, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)
  • Trailrunner, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)
  • Sweet Me, Loyalty Freak Music (www.loyaltyfreakmusic.com)

2 thoughts on “1 – Au-delà de la (non) rencontre, avec Emanuelle Dufour

  1. Quelle intelligence d’une question complexe vous nous proposez là ! Vous mettez des mots sur des préoccupations qui me suivent depuis des années. Merci pour cette recherche.

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