2 – Lumière sur les angles morts de l’expérience « canadienne », avec Alexandre Bacon

2 – Lumière sur les angles morts de l’expérience « canadienne », avec Alexandre Bacon

Oser s'en parler
Oser s'en parler
2 - Lumière sur les angles morts de l'expérience "canadienne", avec Alexandre Bacon
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Résumé

On s'asseoit avec Alexandre Bacon, Innu de Mashteuiatsh pour mettre en lumière le côté sombre des narratifs canadiens et québécois. On discute de ce que signifie vivre dans un État colonial, de la complexité des enjeux qu’on appelle « de Réconciliation », et de certaines pistes pour créer des ponts pour une cohabitation plus saine sur le territoire de la Grande Tortue.

Transcription de la narration

L’idée que le Canada a une histoire (et un présent) racistes, c’est l’antithèse de l’image qu’on projette internationalement, et à l’opposé des valeurs d’inclusion, de diversité et d’unité dans lesquelles on aime se projeter. À travers les siècles et les dernières décennies, on s’est construit une mythologie d’un pays pacifique, ouvert, multiculturel, en symbiose avec l’environnement et défenseur des droits humains. On l’observe à l’international : personnellement, sur n’importe quel continent, me présenter comme Canadienne déclenche des louanges – alors que me présenter comme Française provoque des réactions plus mitigées.

Quand j’étudiais la Diplomatie & les relations internationales en Pologne, j’avais trippé quand, dans un cours sur la Diplomatie douce (le Soft Power), j’avais pu analyser les racines de cette image, ses dynamiques, ses avantages, sa part de réalité, mais aussi son « ombre » : c’est-à-dire, la part qu’elle cache. Le plus gros défaut qu’on reproche aux Canadiens à l’internationale, c’est d’être trop naïfs ou trop gentils. Mais ce qui avait été intéressant dans l’exercice académique, c’était de déconstruire cette image, et d’assumer ces parties qu’on ne raconte pas, mais qui font partie de qui nous sommes, en tant que collectif. Ça ne veut pas dire se flageller pour ça, ça ne veut pas dire de s’excuser profusément – ça veut dire assumer et comprendre d’où on vient, pour être en paix avec où on veut aller.

La réalité, c’est que les débuts de notre pays sont ancrés dans l’idéologie de la suprématie blanche. Et depuis ça, on a une histoire méconnue de ségrégation et d’oppression, cachée mais portant bien réelle qu’il faut confronter. Et aujourd’hui, il y a encore des mécanismes d’oppression qui opèrent.

On se vante souvent au Canada qu’on n’a pas l’histoire d’esclavage de nos voisins du sud – mais on en a quand même une. Et la colonie pré-Confédération a bien bénéficié du commerce triangulaire qui reposait sur l’esclavage. Les camps d’internement des Canadiens et Canadiennes d’origine japonaise pendant la Seconde guerre mondiale, l’antisémitisme, les pensionnats indiens qui visaient à « tuer l’Indien dans l’enfant », la taxe d’entrée et la loi d’exclusion visant les personnes chinoises, la destruction et l’expropriation de la ville noire d’Africville en Nouvelle-Écosse dans les années 1960, ne sont que quelques uns des aspects de la société canadienne qui sont méconnus et qui ont pourtant eu il y a 100, 60 ou même 25 ans. Je vous mets sur la page web de l’épisode, les liens vers les histoires écrites par le Musée canadien pour les droits de la personne pour plus de contexte.

J’aimerais qu’on garde en tête que nul ne peut être tenu de connaître des choses qu’on lui a délibérément cachées, mais on a une responsabilité de s’éduquer quand on a vent de telles histoires. Quand on entend parler de manifestations, de commémorations; quand on tombe sur la publication de l’artiste inuk Elisapie, datée du 21 juin 2020, journée nationale des peuples autochtones – on ne peut pas ignorer et passer à d’autres choses. On doit s’éduquer.

En février dernier, je me suis assise avec Alexandre Bacon, Innu de Mashteuiatsh, conseiller stratégique auprès de plusieurs organisations autochtones et cofondateur du Cercle Kisis, un organisme qui vise au rayonnement des cultures autochtones et au rapprochement entre les peuples. On a parlé de ces angles morts de l’histoire canadienne – de qu’est-ce que ça veut dire de vivre dans un État colonial, de la complexité des enjeux qu’on appelle « de Réconciliation » (entre guillemets), et de certaines pistes pour créer des ponts pour une cohabitation plus saine sur le territoire de la Grande Tortue.

Le terme ‘Réconciliation’, est devenu un mot-clic utilisé par gouvernements, organismes, institutions, citoyens et médias à travers le pays pour exprimer un désir de réparer les torts du passé. Moi-même, quand on me demande le thème de mon balado, je réponds souvent « Réconciliation », parce que c’est un mot qui est évocateur pour plusieurs dans le contexte canadien. Il peut y avoir un danger de s’enfarger dans les fleurs du tapis quand on parle de sémantique, mais c’est important de se réfléchir sur les mots qu’on utilise pour parler de certaines réalités. Je voulais donc avoir le ressenti d’Alexandre sur le mot, et les actions qui l’accompagnent.

[Rencontre, audio]

Ce qu’Alexandre mentionne est essentiel : Les frontière du « Canada » qu’on prend pour acquises, de l’Océan Atlantique à l’Océan Pacifique à l’Océan Arctique, ne sont pas neutres et n’ont pas été établies de façon organique. Le Canada a pris de l’ampleur avec des traités qu’on dit « historiques » pour s’étendre de la Province of Quebec vers l’ouest. On reviendra sur les sujets essentiels des traités, du vol des territoires, et de l’auto-détermination des peuples autochtones dans quelques semaines. En attendant, je vous mets en lien une ressource pédagogique d’Historica Canada qui résume en quelques pages la suite des évènements complexe et méconnue, et vous invite à explorer davantage cette facette de notre histoire.

[Rencontre, audio]

La question allochtone par excellence est donc la suivante : pourquoi ne peut-on pas éliminer cette loi sur les Indiens pour mettre fin aux oppressions que subissent les Autochtones? Alexis Wawanoloath, Abénaquis, juriste, premier député autochtone à siéger à l’Assemblée nationale du Québec, partageait en ondes en octobre dernier un élément crucial que peu d’allochtones comprennent. Il a dit « Oui c’est une loi d’oppression, mais dans une certaine mesure c’est une loi qui a protégé une certaine identité, en nous maintenant sous une tutelle légale et dans un état d’infériorité. » Et ça, c’est tout l’enjeu du Livre rouge en 1969 que les Autochtones ont écrit en réponse au Livre Blanc assimilationniste du gouvernement fédéral.  Éliminer la Loi sur les Indiens n’est pas une option si on la remplace par rien, parce que sortir de cette loi pour les Autochtones, c’est, et je cite encore « perdre les statuts et s’assimiler à l’ensemble politique dominant » (2020).

C’est une conversation que j’ai également eue avec Alexandre Bacon et d’autres intervenants, et je voulais en faire un épisode indépendant pour vraiment aller au fond des choses avec vous. Mais toutes ces complexités, elles expliquent à quel point il est difficile de changer les choses. Et c’est ce que les gens autour de nous doivent comprendre : la complexité du système colonial – et sa nature destructrice. Et dans cette optique, je voulais savoir dans quel contexte il serait possible de décoloniser le Canada.

[Rencontre, audio]

Alexandre Bacon a raison : même si nous souffrons tous à différents niveaux de ce système d’exploitation des terres et des humains, nous sommes tous perdants. En 1972, Alanis Obomsawin, grande cinéaste et artiste multidisciplinaire abénaquise, est citée dans "Conversations with North American Indians" de Ted Poole (dans Who is the Chairman of This Meeting?: A Collection of Essays (1972), ed Ralph Osborne, p. 43), et évoque une image forte qui sera utilisée pour des slogans dans les décennies à venir. Elle dit :

« Canada, le plus riche des pays, fonctionne sur une économie d'épuisement qui détruit tout sur sillage. Votre peuple est poussé par un terrible sentiment de carence. Lorsque le dernier arbre aura été coupé, le dernier poisson pêché et la dernière rivière polluée ; quand respirer l'air sera écœurant, vous vous rendrez compte, trop tard, que la richesse n'est pas dans les comptes bancaires et que vous ne pouvez pas manger de l'argent. »

[Rencontre, audio]

Alexandre est engagé de manière citoyenne dans des initiatives qui cherchent à créer des ponts entre les communautés. Il a d’ailleurs co-fondé le Cercle KISIS, qui vise un plus grand rayonnement des cultures autochtones et le rapprochement entre les peuples.

[Rencontre, audio]

Quand je réécoute cette rencontre, je réalise toute l’information qu’Alexandre nous a partagées en quelques minutes. Mes années de désapprentissage et de réapprentissage de l’histoire du Québec et du Canada, résumées ici avec justesse et précision – avec en prime, une foule d’éléments à explorer. J’ai tenté d’en mettre le plus possible dans les références sur la page web de cet épisode à osersenparler.ca, pour vous offrir plusieurs façons de continuer votre cheminement d’introspection et d’approfondir vos connaissances à la suite de cette rencontre.

« On mesure une civilisation par la façon dont elle protège les plus vulnérables ». C’est une phrase qui m’habite depuis notre rencontre. Comment peut-on célébrer nos succès si nous marginalisons les nôtres dans le processus?

Cette phrase, elle dénonce le Canada, mais elle nous offre aussi un élément clair de solution. Pour entamer un processus de guérison, pour aspirer à une cohabitation saine entre allochtones et Autochtones – tout simplement, pour aspirer à une société saine, il faut se préoccuper de ceux qu’on pousse à la marge de nos communautés. Car ces personnes les plus vulnérables, elles ne le sont pas naturellement. Comme Alexandre l’explique, les femmes autochtones le sont devenu avec des siècles d’oppression et de déshumanisation. C’est un sujet qu’on va explorer plus en profondeur dans deux épisodes, avec Martine Robitaille, algonquine Anishinabeg, universitaire et criminologue.

En attendant, je voulais vous partager la publication d’Elisapie, artiste inuk, dont je vous parlais au début de cet épisode. C’est une artiste hors pair et je vous recommande fortement d’aller écouter sa musique, son podcast « Indigenius » sur Spotify, et d’écouter ses interventions, dans les grands médias tout comme sur les médias sociaux.

Le 21 juin dernier, journée nationale des peuples autochtones, elle écrivait ceci [voir ci-dessous].

Références

2 :25 à 3 :15  – histoires sur le site du Musée canadien des droits de la personne

3 :37 – Publication de l’artiste inuk Elisapie sur Facebook, 21 juin 2020

4 :00 – Cercle Kisis, https://www.cerclekisis.com/

7 :00 – Loi sur les Indiens (texte de loi) : https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/I-5/; Loi sur les Indiens (encyclopédie canadienne) : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/loi-sur-les-indiens

11 :42 - ​L’Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages (1857) (encyclopédie canadienne) : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/acte-pour-encourager-la-civilisation-graduelle

12 :18 à 12 :55 – « stipule clairement que les Autochtones possèdent toute terre qu’ils n’ont pas cédée ou vendue. […] Elle établit aussi le cadre constitutionnel qui régit la négociation de traités avec les populations autochtones de vastes régions du Canada », https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/proclamation-royale-de-1763

13 :00 à 14 :24 – Historica Canada, Traités au Canada, outil d'apprentissage, http://education.historicacanada.ca/files/33/Treaties_French.pdf

14 :55 – L’Acte des sauvages (1876), expliqué par Marie-Claude André-Grégoire (2017) dans son article « Pour comprendre la Loi sur les Indiens », https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1021112/pour-comprendre-la-loi-sur-les-indiens#:~:text=L'Acte%20des%20sauvages%20adopt%C3%A9,sein%20du%20grand%20ensemble%20canadien.

15:35 – Rapport de la Commission de Vérité et Réconciliation (2015), https://nctr.ca/fr/assets/reports/Final%20Reports/Honorer_la_v%C3%A9rit%C3%A9_r%C3%A9concilier_pour_l%E2%80%99avenir.pdf

19 :30 - Alexis Wawanoloath à l'émission Pénélope, segment « La vraie nature de la Loi sur les Indiens » https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/penelope/segments/entrevue/206022/loi-sur-les-indiens-histoire-alexis-wawanoloath

23:35 – Alanis Obomsawin (1972), citée dans "Conversations with North American Indians" de Ted Poole, Who is the Chairman of This Meeting?: A Collection of Essays, ed Ralph Osborne (p. 43).

25:25 - Rapport de l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2019),  https://www.mmiwg-ffada.ca/fr/

26 :55 – Cercle Kisis, https://www.cerclekisis.com/

Publication de l’artiste inuk Elisapie sur Facebook, 21 juin 2020

À propos du balado

Oser s'en parler est un balado indépendant où on essaie de déconstruire le malaise et l'inertie allochtones et élever des voix autochtones. Ça peut être extrêmement confrontant de se pencher sur les façons dont on contribue, sans le savoir, à l'oppression de ceux qui habitent sur le même territoire que nous. Mais c'est justement pour ça qu'il faut se parler sincèrement entre "Blancs/ colons/ Canadiens", procéder à des introspections personnelle et collective, et changer nos comportements. Parce que le changement dit "systémique" ne se passera que si chacun de nous s'y met.

Trames sonores de cet épisode:

  • Gambrel, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)
  • Mosic, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)
  • Force 12, Amélie Marchand
  • Campfire Rounds, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)
  • Trasit Alias, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)

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