
Résumé
La roue de la médecine ou le cercle de la vie sont des conceptions très présentes à travers les cultures autochtone, et représentent le besoin d'équilibre entre toutes les facettes de la Création. Aujourd'hui, on parle de l’importance du territoire et des relations pour la guérison; de la réappropriation des savoirs traditionnels au XXIe siècle et de la place des professionnels allochtones dans la prestation de soins de santé aux Autochtones en compagnie de Gilbert Niquay, Atikamekw-Nehirowisio et Audrée Gilbert, allochtone.
Transcription de la narration
Mot d'introduction:
Vous écoutez Oser s’en parler, un balado indépendant dans lequel on tente de déconstruire le malaise colonial et l’inertie allochtones, tout en mettant de l’avant des voix autochtones. Oser s’en parler, c’est entamer, en tant qu’allochtone, une introspection collective et individuelle sur les réalités du racisme systémique et le colonialisme, pour se responsabiliser, et s’engager à faire partie de la solution.
Ce mois de juin, le mois national de l’histoire autochtone, est l’occasion de célébrer la diversité, la vitalité et la richesse des cultures autochtones. En juin comme à l’année longue, je nous encourage à lire des auteurs autochtones; à écouter des musiques, documentaires, films ou balados autochtones; à participer à des évènements de célébration, de commémoration, d’apprentissage.
Je nous souhaite aussi de réfléchir sur ce qui a changé depuis le dernier mois de juin – vous aviez-vous fixé des objectifs d’apprentissage et d’action l’an dernier? Où en sont-ils? Avez-vous consommé davantage de contenu autochtone, avez-vous eu l’opportunité d’échanger, d’écouter, de remettre certaines de vos idées préconçues en question?
Sociétalement, beaucoup diront que le changement est péniblement long. C’est souvent 1 pas en avant, 2 pas en arrière. Je nous souhaite de comprendre que notre engagement collectif est d’abord un engagement humain - personnel. Il se doit d’être un processus continu, et pas une liste d’actions ponctuelles à cocher. J’ai eu beaucoup de conversations difficiles mais constructives avec des amis et collègues allochtones dans les derniers douze mois. Il y a un désir de faire partie du changement, mais une réticence à se mouiller, à faire des choses qui sortent de notre zone de confort. J’observe aussi que nommer les choses telles qu’elles sont est source de malaise pour encore beaucoup d’entre-nous. C’est pourtant le premier pas – la Vérité – pour prétendre travailler vers une quelconque Réconciliation. Ce qu’on a tendance à oublier c’est que l’inconfort et le malaise sont souvent preuve qu’on touche au bobo; qu’on est sur une bonne voix.
Je salue l’énergie et le travail de personnes et organisations - majoritairement autochtones - qui opèrent avec des ressources et du temps limités, face à une grande demande. Je salue l’engagement d’alliés allochtones qui élèvent les voix autochtones et alimentent des conversations sur le colonialisme et la Réconciliation dans des milieux qui y auraient été imperméable il y a quelques années.
Je m'appelle Charlotte Côté, et je vous souhaite la bienvenue dans cet espace de dialogue, d’apprentissage et de remise en question. Bonne écoute!
Santé, bien-être et territoire
Dans les cultures autochtones, on retrouve souvent la roue de la médecine ou le cercle de la vie, qui représente l’équilibre – et le besoin d’équilibre – entre les quatre directions; les quatre dimensions de l’existence; les diverses facettes de la Création. Selon cette vision, tout vie est interconnectée, que ce soient les humains entre-eux, mais aussi avec l’ensemble des animaux, plantes, pierres, forces visibles et invisibles de la nature, ou même de l’univers. Ces éléments doivent coexister dans l’équilibre, l’harmonie, le respect et l’attention. (Thunderbird Partnership Foundation, 2018, p.4)
Dans cette vision, le territoire est central. En tant qu’êtres vivants issus de la terre et liés à celle-ci, les peuples autochtones ont élaboré des concepts, des pratiques et des normes de soins précis qui découlent de la terre et qui sont déployés sur la terre. Ces pratiques visent habituellement à maintenir l’équilibre spirituel, émotionnel, mental et physique, au niveau individuel, mais aussi aux niveaux familial, communautaire et environnemental.
Cette vision de la santé et du bien-être est en opposition à plusieurs niveaux au modèle de santé « occidental » entre-guillemets, où la prise en charge est essentiellement centrée sur la pathologie – où l’objectifs des soins, c’est de soigner des maux, des maladies, de poser un diagnostic sur un patient. Souvent ces approches ne traitent que le corps et se concentrent peu sur la prévention, ou sur les déterminants plus généraux de la santé (Ibid, p.5).
À la fin des années 1800, début 1900, on a criminalisé et interdit des pratiques culturelles et de guérison traditionnelles autochtones. Ces changement, conjugués à de mauvaises conditions de vie, à de la pauvreté, au racisme, à la sédentarisation forcée et donc à un accès décroissant aux aliments, ont provoqué de graves conséquences sur la santé des peuples autochtones, qui sont encore visibles aujourd’hui.
D’ailleurs, en postface de la version francophone On se perd toujours par accident, de Leanne Betasmosake Simpson, auteure et musicienne Michi Saagiig Nisnaabeg, les traductrice Natasha Kanapé Fontaine, Innue et Arianne Des Rochers, Allochtone partagent une réflexion poignante. Elles écrivent :
« On ne se perd jamais volontairement, mais bien parce que les pistes sont brouillées, les outils brisés, et les repères, effacés. Comment, en effet, retrouver son chemin si la boussole qui nous est léguée est coloniale, raciste et hétéropatriarcale? C’est entre perdition et désobéissance [qu’on] esquisse de nouveaux repères décoloniaux pour se reconquérir soi-même.
Reconquérir nos amours. Nos personnalités. Nos vies. Notre intensité.
Nous sommes désobéissance. La société a été bâtie envers et contre nous. Notre disparition a tellement été orchestrée et souhaitée; notre (re)naissance n’en sera que plus puissante. Reprendre nos corps depuis les mains de l’État dominant, se rebeller, puis « donner naissance à une nation de façon indigne ». Nous nous perdrons, nous souffrirons encore une fois, mais ce sera la dernière déchirure pour revenir au monde tel que nos Ancêtres l’ont été : dignes, et terriblement humains.
Ne jamais abandonner. Car nous sommes nos Ancêtres et nous sommes nos enfants. Nous sommes nos propres histoires; un lien fini et infini, défini et indéfini, toujours à reconstruire et à reconquérir. » (p.141)
Notre invité aujourd’hui se nomme Gilbert Niquay. Il est Atikamekw-Nehirowisio deux esprits de Manawan, danseur de powwow, et il a été intervenant en santé sociale dans sa communauté. Présentement facilitateur à la vie étudiante autochtone au Collège Ahuntsic et ambassadeur de Mikana, il est aussi détenteur d’un certificat en intervention psychosociale.
Aujourd’hui, on parle des façons d’adresser le traumatisme intergénérationnel avec des programmes adaptés, de l’importance du territoire et des relations, de certaines pistes pour la guérison personnelle et collective, et on se questionne sur la place de professionnels allochtones dans la prestation de soins de santé aux Autochtones. Pour le moment, je vous le laisse se présenter et nous raconter son parcours.
[Rencontre avec Gilbert Niquay, audio]
Dans l’épisode 7, où on se penchait sur l’interrelation entre tradition et modernité, Gilbert nous a raconté comment la mise en réserve et l’imposition de catholicisme dans les années 60-70, ont chamboulé les repères, les traditions et le mode de vie atikamekw à Manawan. Il nous a expliqué comment opère le traumatisme intergénérationnel à partir du vécu des membres de sa communauté, et il nous a aussi fait part de façons dont plusieurs se réapproprient l’expression de leurs traditions et de leur foi, et établissent de nouveaux repères.
[Rencontre avec Gilbert Niquay, audio]
Dans son livre A mind spread out on the ground, l’auteure Haudenosaunee Tuscarora de Six Nations of the Grand River Alicia Elliott, écrit:
"La façon dont on gère nos traumatismes, que ce soit avec l'alcool, la violence ou des biscuits Chips Ahoy!, est pathologisée sous le colonialisme. Au lieu de regarder les horreurs que le Canada nous a infligées et de les relier à nos problèmes de santé actuels, le Canada a choisi de blâmer notre biologie, comme si ces mêmes gènes qu'il blâme n'étaient pas marqués par le génocide, eux aussi. C'est ainsi qu'une population autrefois prospère et en bonne santé en vient à être "intrinsèquement malsaine".
Gilbert mentionnait que l’une des priorités est de briser ce cycle de violence et de pauvreté. Il nous partage que des programmes existent qui, sans être révolutionnaires ou nécessiter beaucoup d’argent, permettent de retourner aux sources. Ils sont concrets, culturellement adaptés et cohérents avec les visions holistique autochtones de guérison et de bien-être.
[Rencontre avec Gilbert Niquay, audio]
À travers cette conversation avec Gilbert sur des projets culturellement adaptés comme Mirokin ,il est important de mettre l’emphase encore une fois sur l’importance pour les Autochtones d’occuper sainement leurs territoires traditionnels. La connexion au territoire est un thème incontournable des épisodes d’Oser s’en parler, une dimension souvent évoquée par nos invités. Tout passe par le territoire. Mais pourquoi?
[Clip audio, Melissa Mollen Dupuis]
Vous venez d’entendre Melissa Mollen Dupuis, artiste et activiste innue, animatrice et réalisatrice radio, co-iniciatrice et co-porte-parole de la branche Idle No More au Québec, figure connue de la lutte pour les droits des personnes autochtones. Dans le cadre du 2e épisode du balado « Voies Paralèles », elle partageait de manière révélatrice le contraste entre les compréhensions occidentales et autochtones du territoire. La terre a toujours été fondamentale en matière de santé et d’identité culturelle des peuples autochtones. Elle est considérée comme un être vivant et conscient qui guérit et enseigne, et constitue ainsi la source d’une identité culturelle positive et d’un mieux-être équilibré. C’est un premier point essentiel à comprendre.
Un deuxième élément à appréhender est comment, de manière généralisée, les problèmes de santé (mentale ou physique) dans les collectivités autochtones sont le résultat direct de lois et pratiques coloniales, et surtout, la rupture imposée de ce lien intime que les peuples autochtones entretenaient avec la terre.
Selon plusieurs rapports, dont celui de la fondation Thunderbird Partnership intitulé Terre de guérison (2018), et je cite : « La dépossession de l’environnement [et de la terre], est un aspect négligé de la recherche, des programmes et des politiques en matière de santé et de mieux-être [autochtone].
Les activités et les programmes axés sur la terre cherchent donc à combler le gouffre entre les services de santé actuels sous-optimaux et les visions du mieux-être autochtones. Ils cherchent également à rapprocher les soins de la communauté, avec des activités guidées par le savoir et le mode de vie autochtones
Si on veut augmenter la force et la résilience émotionnelle, il faut améliorer la santé – et cette santé est fondée [entre-autres] sur le lieu et le contexte. C’est pour ça que, et je cite : « La présence physique sur le territoire stimule la conscience et la confiance dans l’intuition ou la connaissance intérieure qui guide la compréhension. » (2018, p.5,10)
Le rapport de la fondation Thunderbird Partnership présente un aperçu de plusieurs programmes axés sur la terre : de Chisasibi en Eeyou Istchee, à K'atl'odeeche aux Territoires du Nord-Ouest, en passant par le territoire oji-cri Shibogama. Je vous le mets en lien dans la liste de références.
Et la fondation Thundershird Partnership n’est pas la seule à documenter ces initiatives. D’ailleurs, la description que nous a faite Gilbert du projet Mirokin m’a fait pensé aux projets Ussenium, puis Mamuitun qui ont eu lieu dans la communauté innue de Nutashkuan au début des années 2000. Ces programmes de thérapie et de guérison sur le territoire Nistassinan en forêt, visaient à favoriser une introspection des participants, et libérer leur parole en créant un espace sain. Cette méthode visait à permettre aux participants de récupérer un pouvoir d’être et d’agir, et de s’outiller pour interrompre la transmission intergénérationnelle de la violence.
Ça ouvre une discussion intéressante sur l’allocation des fonds monétaires. S’engager à investir oui, mais encore faudrait-il s’assurer que les programme et les ressources soient pertinentes et adaptées.
[Rencontre avec Gilbert Niquay, audio]
L’histoire de l’implication des allochtones dans les soins de santé et les services sociaux en contexte autochtone est, comme tout aspect du paysage colonial de notre pays, problématique. On en a parlé au 4e épisode avec Martine Robitaille, la pratique du travail social et la promulgation de soins de santé en contexte autochtone était – et est encore – un outil paternaliste plutôt indifférent aux différences culturelles occidentales vs. autochtones, et même alimenté par des objectifs pervers d’assimilation. De manière générale, encore aujourd’hui, on parle d’abus et de comportements maladroits qui démontrent une discrimination entre-guillemets « inconsciente » de la part des professionnels de la santé et des services sociaux.
C’est un des piliers majeurs du racisme systémique. Cette discrimination et cette violence se manifestent entre-autres par la condescendance ou l’infantilisation. Elle est documentée dans plusieurs rapports, comme le rapport Viens, ou le Rapport sur les femmes et filles autochtones assassinées ou disparues, le rapport sur le décès de Joyce Echaquan, entre-autres. On en a parlé plus en profondeur au 4e épisode, mais ce racisme systémique est fortement influencé par les représentations sociales négatives qu’on a à l’égard des Autochtones. Il est aussi alimenté par une méconnaissance des contextes culturels et coloniaux, ce qui fait qu’il perdure à travers les systèmes et imprègne nos façons d’opérer qu’on ne pense souvent pas aux façons qu’on pourrait faire ça différemment tant c’est imprégné à notre société.
Les stérilisations forcées, les expériences traumatisantes des familles autochtones avec le système de protection à l’enfance, la discréditation des douleurs physiques et psychologiques, le manque de solutions culturellement adaptées… tout ça alimente la méfiance des Autochtones envers les professionnels non-autochtones. Ce qui est arrivé à Joyce Echaquan n’est pas un cas isolé, et le fait que le gouvernement québécois refuse toujours de reconnaître le racisme systémique et d’adhérer au principe de Joyce est non-seulement un affront à la dignité et à la sécurité des personnes autochtones, et une insulte qui démontre en elle-même que le racisme systémique est une réalité perverse qu’il faut déconstuire.
Pour Gilbert, peu importe le bagage des professionnels, ils devraient être sensibilisés culturellement et démontrer de l’empathie et une compréhension des réalités des communautés autochtones, pour que puissent se créer des relations plus saines et égalitaires entre les Autochtones et des professionnels non-autochtones.
[Rencontre avec Gilbert Niquay, audio]
J’ai rencontré Audrée Gilbert, nutritionniste allochtone qui travaille depuis de nombreuses années dans la communauté crie-eeyou de Chisasibi, et qui y occupe actuellement un poste de coordination et de supervision d’équipe. Elle nous partage qu’il y aurait 3 grandes catégories de raisons qui poussent les allochtones à aller travailler dans ce qu’on appelle « le Nord ».
[Rencontre avec Audrée Gilbert, audio]
Je remercie Audrée pour ce partage, et pour cette introspection. L'accessibilité du Nord pour les allochtones ressemble en plusieurs points à l'accessibilité du Sud global (ce qu'on a tendance à appeler "les pays en voie de développement") pour les Blancs.
D'ailleurs, les 3M sont des stéréotypes présents dans les communautés autochtones, mais ils sont également très présent dans le domaine humanitaire/ de développement international. Roderick Stirrat, professeur d'anthropologie à l'université de Sussex est d'ailleurs l'un de ceux qui a écrit là-dessus (2008). Ce qui est intéressant de ces charactérisations, c'est que comme elles sont inévitablement subjectives, elles nous servent de point de départ pour explorer les tensions et les contradictions dans les façons dont les gens se perçoivent et perçoivent les autres dans le contexte donné. Et Dr. Roderick Stirrat amène une réflexion intéressante: bien que ces trois caractérisations - missionnaire, mercenaire et "inadapté" - semblent s'opposer, elles ne seraient en fait que des variations d'un thème commun.
Si on travaille ou non avec des personnes autochtones ou racisées, il faut développer nos compréhensions des concepts de blanchité que ce soit la fragilité blanche, le complexe de sauveur, le fardeau de l'homme blanc, les larmes blanches, les espaces blancs, pas dans l'objectif de se flageller, mais dans l'optique de mieux se comprendre soi-même, et collectivement. C'est central à cette introspection dont on parle depuis le premier épisode d'Oser s'en parler - et c'est surtout un processus qui prend du temps et qui nécessite de sortir de sa zone de comfort, de se mettre mal à l'aise.
L'idée n'est pas de blâmer des individus, mais plutôt de comprendre comment, en tant que société, on en est rendu là, et comment on peut faire face aux défis modernes avec l'humilité et le regard critique qui sont nécessaires?
Et en parlant de défis modernes… en tant que nutritionniste allochtone qui a évolue dans la communauté de Chisasibi depuis plusieurs années, Audrée sait que le mode de vie traditionnel apporte tous les éléments nutritionnels nécessaires à un mode de vie sain. Mais le défi inévitable, aujourd’hui, est de savoir composer avec les effets de la sédentarisation imposée et la modernisation : les maisons, les épiceries, etc.
Dans son livre A mind spread out on the ground, Alicia Elliott, auteure Haudenosaunee que je vous ai présentée plus tôt, médite sur les traumatismes, l'héritage, l'oppression et le racisme en Amérique du Nord. Dans un des chapitres, elle explore sa relation avec la nourriture et le lien plus large entre colonialisme, traumatisme intergénérationnel, capitalisme et régime alimentaire des personnes autochtones.
Elle écrit :
« Il faut tenir compte des effets des réserves, de la Loi sur les Indiens et des pensionnats sur les régimes alimentaires traditionnels et les connaissances alimentaires ; tenir compte de l'accès limité aux aliments frais dans les réserves, ou du coût plus élevé des aliments dans les réserves par rapport aux centres urbains. Les aliments autochtones accessibles comme le gibier, les tubercules, les baies, le riz sauvage et le poisson ont longtemps été considérés par les gouvernements comme "limités et supplémentaires". Certaines méthodes de préparation des aliments étaient qualifiées de "primitives", et elles ont été pathologisées comme la pratique d’une mauvaise nutrition alimentaire.
Comme les calories vides sont à la fois bon marché et largement disponibles, il ne faut pas s'étonner que le plus grand indicateur de l'obésité soit le niveau de revenu d'une personne. Et comme de nombreux pays occidentaux sont fondés sur la suprématie de la race blanche, il n'est pas surprenant que le principal indicateur de pauvreté soit la race. Au Canada, une famille racialisée sur cinq vit dans la pauvreté, contre une famille blanche sur vingt, ce qui est stupéfiant. Cela place de nombreuses familles pauvres et racialisées dans une position où elles n'ont pas d'autre choix que de dépendre de la nourriture bon marché et malsaine et, par conséquent, de soutenir les mêmes entreprises qui ont converti leur pauvreté en profit. […]
Alicia Elliot fait remarquer l’ironie : « En ignorant les politiques qui ont ciblé et qui continuent de cibler les corps autochtones, et en mettant l’emphase seulement sur leurs effets, on donne l'impression que les Autochtones sont en mauvaise santé par nature. [...] Et si nous, en tant qu'Autochtones, sommes intrinsèquement malsains, alors nous aurions besoin de l'aide du Canada pour redevenir en bonne santé, n'est-ce pas ? [...] Nous devrions peut-être faire comme si le colonialisme qui nous a maudits allait soudainement, inexplicablement, nous sauver. » (p.96-97, 101)
[Rencontre avec Audrée Gilbert, audio]
J’avais envie de superposer les témoignages d’Audrée Gilbert et d’Alicia Elliott, parce qu’ils sont complémentaires et nous amènent à nous questionner sur nos biais, nos idées préconçues. Ils sont une porte d’entrée pour comprendre les sources des problèmes de santé : la sédentarisation, la dépossession de la relation intime au territoire, la déconnection culturelle au sein des communautés, la diabolisation des pratiques traditionnelles, pour n’en nommer que quelques-unes.
Alicia Elliott écrit : « Je me demande quel aurait été mon premier repas si la pauvreté, la violence, les maladies mentales et les traumatismes n'avaient pas maintenu ma famille dans une sorte de mode de survie permanent. [...] Est-ce que mon père aurait su chasser ? Comment dépouiller correctement un cerf et tanner une peau ? […] Ma grand-mère m'aurait-elle appris à faire correctement le pain frit, m'aurait-elle dit à quel point la pâte serait collante, combien de temps elle devrait rester sous l'huile jaune et bouillonnante ? Mes tantes m'auraient-elles appris comment planter les trois sœurs en montages traditionnels Haudenosaunee? […] Peut-être que si les circonstances étaient différentes, si l'histoire était différente, si le traumatisme ne s'était pas tatoué dans mes gènes, je serais capable de me déplacer dans ma cuisine avec facilité, en sachant exactement quels aliments je devrais préparer pour ma famille et comment les cuisiner. Peut-être que je connaîtrais la terre comme mes ancêtres le voulaient, que je prendrais soin d’elle avec tendresse et amour, comme un enfant est censé prendre soin de sa mère. Peut-être que je ne compterais pas sur les aliments sucrés pour me sortir de mes combats contre l'anxiété et la dépression, toujours à la recherche de l’extase temporaire que me procure la première bouchée sucrée. » (p.113-114)
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Il existe mille et une façons de se réapproprier son corps, son bien-être, sa santé – et les chemins sont souvent sinueux, truffés s’embuches, essentiellement humains. Reconnecter avec le territoire peut se faire de différentes façons. Pour Gilbert, par exemple, les danses de pow-wow ont joué un rôle important dans son cheminement personnel.
Les pow-wow sont des fêtes sacrées de rassemblement qui durent plusieurs jours et qui sont organisés à travers le territoire. Les pow-wow sont des cérémonies traditionnelles autochtones qui s’inscrivent dans la modernité après avoir été interdits par les autorités entre pendant ¾ de siècle jusqu’en 1951. Ils célèbrent la vitalité des cultures autochtones à travers la diversité des chants, vêtements, danses; à travers l’échange, la rencontre.
[Rencontre avec Gilbert Niquay, audio]
Il n’est pas le seul à trouver médecine dans les danses de pow-wow. C’était le cas de Sabryna Godbout, notre invitée wendat des épisodes 6 & 7. C’est également le cas de plusieurs autres, comme en témoignent de nombreux articles et mini documentaires, que je vous mets en lien dans la liste de références.
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Même si les pratiques de santé et de mieux-être autochtones sont forcées de fonctionner dans le cadre établi par les structures provinciales (et donc, coloniale), de nombreuse pratiques thérapeutiques persistent, alors que d’autres voient le jour. On observe même des initiatives communautaires qui adoptent des modèles de traitement qui conjuguent les connaissances et les visions du monde occidentales et autochtones.
[Clips audio de Gilbert Niquay et Audrée Gilbert]
L’enjeu est de se réapproprier la définition du bien-être, et les moyens de le mettre en place. Et si ça se fait au niveau communautaire et sociétal, c’est aussi quelque chose de très individuel : que ce soit en faisant des immersions en territoire, en réapprenant sa langue, en allant danser dans les pow-wows, en tissant des liens forts avec des gens du territoire, etc.
Et parce que la grande majorité, sinon toutes des visions du monde autochtones considèrent la terre comme source de l’humanité et de l’intelligence humaine, elle est donc inévitablement aussi source de connaissance et de guérison.
Quand on parle de guérison, de la protection du lien sacré avec la Terre Mère, et de la revitalisation des connaissances traditionnelles, on entend souvent parler du principe des 7 générations : la nécessité de tenir compte des impacts de nos actions et décisions sur les autres et sur notre environnement pour les 7 générations à venir. C’est un enseignement qui insiste sur l’interconnexion et la dépendance des uns envers les autres, avec ceux qui ont précédés et ceux qui viendront.
Il existe plusieurs versions et nuances de l’enseignement de nation à nation, mais le message demeure essentiellement le même. Dans une vidéo éducative en anglais, Ron (Deganadus) McLester, du clan de la tortue de la nation Oneida, vice-président du département Vérité, Réconciliation et Autochtonisation du Collège Algonquin explique :
"L'enseignement [du principe des 7 générations] nous place dans un continuum où chacun d'entre nous a des parents. Pour beaucoup d'entre nous, nous avons eu la chance de passer du temps avec eux, d'apprendre d'eux et de leur enseigner. Nous avons aussi, par conséquent, eu des grands-parents. Nous sommes nombreux à avoir eu la chance de passer du temps avec eux, d'apprendre d'eux et de leur enseigner. Bien que beaucoup d'entre nous ne s'en souviennent pas, et peut-être qu'eux non plus, nous avons passé du temps avec nos arrière-grands-parents. Nous avons eu le temps d'apprendre d'eux, de leur enseigner et d'absorber réellement certains de leurs voyages au cours de leur séjour sur la Terre Mère.
Si nous avons de la chance, nous aurons chacun un enfant. Nous aurons le temps d'apprendre d'eux et de leur enseigner. Si nous sommes vraiment chanceux, nous pourrons également passer du temps avec nos petits-enfants. Nous aurons le temps d'apprendre d'eux, nous aurons le temps de leur enseigner et, si nous sommes vraiment chanceux, nous pourrons passer du temps avec nos arrière-petits-enfants.
Le fait est que chacun d'entre nous passe du temps dans chacune de ces générations. Nous passons du temps en tant qu'arrière-grand-parent, grand-parent, parent, enfant, petit-enfant et arrière-petit-enfant.
Le principe fondamental des Sept Générations tel que je le connais est que nos choix, nos comportements et nos erreurs se répercutent aussi loin dans l'histoire. Donc, nous nous mettons au défi les uns les autres de prendre des décisions et d'avoir un impact au sein de la Création, au sein de cette ligne du temps, en respectant et en prenant soin de ces sept générations."
Loin d’une déclaration romantique, c’est un principe ancré le réel et qui guide les décisions du quotidien, comme l’explique Melissa Mollen Dupuis dans le 2e épisode du balado Voies Parallèles« :
[Clip audio, Melissa Mollen Dupuis]
Je vous laisse sur cette réflexion, qui est d’une grande pertinence pour nous tous, alors que nos sociétés évoquent de plus en plus des thèmes de développement durable et de résilience sociale. Les différentes références abordées aujourd’hui se trouvent sur la page web de l’épisode, et je vous invite à consulter si ce n’est que quelques-unes des ressources variées qui se retrouvent sur notre page Ressources pour renforcer notre prise de conscience collective. Merci de nous écouter et de nous écrire; merci de partager et de contribuer à la conversation. J’ai bien hâte de vous retrouver la semaine prochaine pour un nouvel épisode.
Références
03:30 – Terre de guérison : Élaboration d’un modèle de prestation de services axés sur la terre pour les Premières Nations (2018), du Thunderbird Partnership Foundation, p.4
04:25 – Terre de guérison (2018), du Thunderbird Partnership Foundation, p.5
04:50 – Santé des Autochtones au Canada (encyclopédie canadienne)
06:35 – On se perd toujours par accident (2020) de Leanne Betasmosake Simpson, « note des traductrices » (Natasha Kanapé Fontaine et Arianne Des Rochers), p.141
09:10 – Le faux dilemme entre tradition et modernité, avec Sabryna Godbout et Gilbert Niquay (mars 2021), épisode #7 du balado Oser s’en parler
13:35 - A mind spread out on the ground (2019), d’Alicia Elliott (traduction libre)
15:20 – Le projet Mirokin était une branche de l’initiative Mirerimowin
19:10 – Melissa Mollen Dupuis, en entrevue du balado Voies Parallèles « 2|Une langue qui brûle : langue et territoire » (septembre 2021), diffusé avec autorisation de Nouveau Monde Productions
20:50 - 21:55 – Terre de guérison (2018), du Thunderbird Partnership Foundation, p.5,10
22:10 – Les projets Ussenium, puis Mamuitun ont eu lieu dans la communauté innue de Nutashkuan au début des années 2000
24:45 – 4| Marginalisation calculée, avec Martine Robitaille (décembre 2020), un épisode de balado Oser s’en parler, https://www.osersenparler.ca/ep-3-enseigner-notre-passe-colonial/
25:00 – L’utilisation du système de santé et des services sociaux non autochtones chez la population autochtone vivant en milieu urbain (2018), un mémoire de Kiliane Vallée.
25:21
- Rapport final de la Commission Viens, aussi connue sous le nom de Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (2019),
- Rapport de l’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2019), volume 1a et volume 1b
- Rapport d’enquête concernant le décès de Joyce Echaquan (2020), par Me Géhane Kamel
25:25 – Marginalisation calculée, avec Martine Robitaille (décembre 2020), épisode #4 du balado Oser s’en parler
25:50 - Enquête| On m’a volé ma fertilité (2021), un documentaire de Radio-Canada
26:20 – Principe de Joyce
32:30 – Mercenaries, Missionaries and Misfits Representations of Development Personnel (2008), un article de Roderick Stirrat
34:25 - 36:25 – A mind spread out on the ground (2019), d’Alicia Elliott, p.101, 96-97 (traduction libre)
42:20 – A mind spread out on the ground (2019), d’Alicia Elliott, p.113-114 (traduction libre)
45:05 – Sabryna Godbout, invitée d’Oser s’en parler
- Vivre sa culture, connaître la liberté, avec Sabryna Godbout (décembre 2020), épisode #6 du balado Oser s’en parler,
- Le faux dilemme entre tradition et modernité, avec Sabryna Godbout et Gilbert Niquay (mars 2021), épisode #7 du balado Oser s’en parler
45:15 –
- Pow-wow à Kahnawake : quand la danse est une médecine (2018), un article de Radio-Canada
- Un cercle de danse de pow-wow pour la guérison (2020), une vidéo de la Fabrique Culturelle
49:10 - 50:45 – enseignement de Ron (Deganadus) McLester (2017), dans la capsule vidéo Seven Generations, (traduction libre)
52:30 – Melissa Mollen Dupuis, en entrevue du balado Voies Parallèles « 2|Une langue qui brûle : langue et territoire » (septembre 2021), diffusé avec autorisation de Nouveau Monde Productions
52:50 – Ressources suggérées par Oser s’en parler
À propos du balado
Oser s'en parler est un balado indépendant où on essaie de déconstruire le malaise et l'inertie allochtones et élever des voix autochtones. Ça peut être extrêmement confrontant de se pencher sur les façons dont on contribue, sans le savoir, à l'oppression de ceux qui habitent sur le même territoire que nous. Mais c'est justement pour ça qu'il faut se parler sincèrement entre "Blancs/ colons/ Canadiens", procéder à des introspections personnelle et collective, et changer nos comportements. Parce que le changement dit "systémique" ne se passera que si chacun de nous s'y met.
Trames sonores de cet épisode:
Marble Transit, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)
Road to Jordan, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)
Taoudella, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)
Sweet Me, Blue Dot Sessions (www.sessions.blue)